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ATTAR

Page légèrement différente des autres de ce site, les textes ci-dessous sont des contes. Ils sont issu de cette oeuvre extraordinaire qu'est la Conférence des Oiseaux, texte persans du XIIème siècle écrit par Attar. Allégorie du chemin vers Dieu, ce texte est composé d'aphorismes et de contes qui sont autant d'outils et de conseils pratique pour le voyageur spirituel.

Certains disent que les soufis ont le talent d'arriver, avec des mots connus, à nous parler de l'Inconnu, de l'À-connaître. Ces contes ont été des amis, des guides sur mon chemin. Gratitude.

La Fourmi Amoureuse

Le roi Salomon, cheminant un jour par les sentiers du désert, rencontra une fourmilière. Toutes les fourmis aussitôt vinrent à lui pour saluer l'emprunte de ses pas. Une seule ne se soucia pas de sa présence. Elle resta devant son trou, occupée à un labeur apparemment infini. Salomon l'aperçu à l'écart de ses compagnes. Il se pencha sur son corps minuscule et lui dit :

- « Que fais-tu donc, bête menue ?
La fourmi lui répondit, sans se laisser autrement distraire de son travail :

- Vois, roi des rois, un grain après l'autre je déplace ce tas de sable.
- Ô fourmi généreuse, lui dit Salomon, n'est-ce point là un labeur exagéré pour tes faibles forces ? Ce tas de 
sable te dépasse de si haut que tes yeux ne sauraient en voir la cime. Aurais-tu donc la longévité de Mathusalem et la patience de Job, tu ne pourrai espérer l'effacer de ta route.
- Ô grand roi, lui répondit la fourmi, c'est pour l'amour de ma bien-aimée que je travaille ainsi. Cet obstacle me sépare d'elle. Rien ne pourra donc me distraire de son effacement. Et si à cette œuvre j'use toute mes forces, au moins je mourrai dans l'étrange et bienheureuse folie de l'espérance. »

Ainsi parla la fourmi amoureuse. Ainsi le roi Salomon découvrit, sur le sentier du désert, le feu de l'amour véritable. 

 

 

La Conférence des Papillons

Des papillons se réunirent, en conférence, un soir d'été. Ils adoraient tous en secret la flamme nue d'une bougie.
- L'un d'entre nous , se dirent-ils, doit se rendre en mission près d'elle, et rapporter de ses 
nouvelles. Il nous faut savoir qui elle est.

L'un d'eux s'en fut. Il voleta jusqu'au seuil d'une maison proche. Il vit à travers la fenêtre un halo de lueur doré qui couronnait apparemment, un bâton de cire. « Moi, je connais l'amour » se dit-il. Il s'en revint à tire-d'aile, décrivit la chose aperçue. Le président de l'assemblé hocha la tête. Il fit la moue.

- Notre ami, dit-il en substance, n'a pas vu la bougie de près. Il ne peut donc en conséquence, nous parler d'elle en vérité.

On envoya un autre expert. Celui-là franchit la fenêtre qui était ouverte et comme aimanté par la bougie, s'approcha d'elle. Il effleura de l'aile la flamme, et poussa aussitôt un cri de papillon. « Moi, je connais la brûlure de l'amour » se dit-il. Il revint en hâte à ses compères et révéla, tout essoufflé, qu'il s'était quelque peu brûlé. Le président lui répondit :

- Témoignage incomplet mon cher, et largement insuffisant. Nous voulons savoir d'avantage.

Un troisième, ivre de passion , s'en fut sans qu'on lui demande. Le vent souleva le rideau, il entra, la flemme était si belle, si pure, si lumineuse et si dansante que tout entier il l'embrassa, et que tout entière elle l'embrasa. Il partit en fumées. On vit de loin ce compagnon un bref instant éblouir l'ombre. 

- Celui-là, dit le président, a poussé l'ouvre jusqu'au bout. Lui-seul c'est ce que veut dire s'anéantir, lui seul connait l'amour véritable.

 

 

 

Fahima aux Quatre Visages

Son nom était Fahima. Elle était de noble famille, et belle autant que sage. D'ailleurs, Fahima signifie « Celle qui comprend ». Tous les jeunes gens de Basra la regardaient comme la femme la plus désirable du monde. Beaucoup avaient tentés de la séduire, mais la lumière de ses yeux avait brûlé leurs paroles avant qu'elle n'eussent osé sortir de leur bouche. En vérité, elle entendait les pensées silencieuses. Elle comprenait tout de ceux qui l'approchaient sans qu'il n'ai besoin de parler. Ce n'était pas un don béni. Elle souffrit tant de la musique trouble et froide qu'elle percevait dans l'âme des hommes qu'un jour elle s'en détourna à jamais. Elle s'enferma dans le château de ses ancêtres et ne voulu plus voir personne. Elle était alors dans le plein éclat de sa beauté.

Or, un matin, comme elle contemplait un vol d'oiseaux sur sa haute terrasse, le soleil entre deux nuées illumina son visage. Au même instant le prince de Basra traversait la place en face de sa demeure. Il l'a vit, en fut ébloui et tira si vivement sur ses rênes qu'il fit se cabrer son cheval noir. C'était un homme impétueux. Le soir même, tout enflammé d'amour violent, il força sa porte, vint au-devant d'elle à grands pas impatients et lui ordonna de l'épouser. Elle le regarda fière et moqueuse. Il ne baissa pas les yeux, et ce qu'elle vit dans l'esprit de cet homme l'émut. Elle lui répondit :

Je ne veux ni ruse ni violence. Tu n'es pas digne de moi.

- Par force ou par désir tu m'aimeras, gronda le prince. Nul ne m'a jamais résisté.
Il appela ses garde et la fit enlever. Elle ne résista pas. Elle se laissa conduire au palais où elle fût jeté dans une cave étroite fermé de barreaux cadenassés.

Le lendemain, le prince descendit à la porte de ce cachot. À la lueur de sa torche, il la vit immobile et droite. Elle semblait l'attendre.
- Fahima, lui dit-il, tu es en mon pouvoir. Accepte de me prendre pour époux et tu seras la 
plus aimée des femmes. Si tu refuse, n'attends de moi aucune pitié. Tu restera ma prisonnière.

Elle ne répondit pas. Il lui parla encore, à mots furieusement passionnés. Alors elle lui dit comme la veille qu'elle était prête à subir mille morts plutôt que de se soumettre à la violence qui lui était infligée. Le prince s'en alla, rogneux et dépité. Il revint le lendemain et tous les matins, de longues semaines durant, sans que jamais lui fût faite d'autre réponse, jusqu'au jour où Fahima apprit par un geôlier un peu bavard que son amant inacceptable était parti en voyage politique chez le calif de Bagdad, pour on ne savait combien de temps.

Or, pas un instant depuis sa capture elle ne s'était résignée à son malheureux sort. Toutes les nuits, elle s'était acharnée à construire un tunnel sous la muraille qui lui interdisait le monde. Ce tunel était maintenant ouvert sous les étoiles. Elle sortit, revint chez elle, fit sceller son cheval et s'en alla, elle aussi à Bagad. Elle parvint longtemps avant le prince, alourdi de présents et contraint, dans chaque ville traversée, à d'interminables palabres et festins. Dès qu'elle y fut, elle loua une agréable maison dans la rue qui conduisait au palais du calife, acheta du henné, des fards et des teintures, etchangea d'apparence.

Le prince, un matin doux, entra enfin dans Badad la superbe. Comme il passait à la tête de sa caravane devant la demeure de Fahima, il la vit à sa fenêtre. Il ne la reconnu pas, mais aussi violent qu'à Basra il fut touché par sa beauté. Le soir même il la fit inviter au palais. Elle lui parut moins farouche que cette trop fière déesse qu'il tenait enfermé dans sa cave lointaine. Il lui offrit de l'épouser. Elle accepta.

Après une année de bonheur insouciant, Fahima mit au monde un fille. Le prince son époux n'eu pas le temps d'en être heureux : le jour même de sa naissance il fut prévenu que d'importantes affaires l'attendaient à Tripoli. Il se vit donc forcé de rameuter sur l'heure ses caravaniers et de laisser là son épouse sans lui dire s'il reviendrait un jour.

À peine avait-il quitté Bagdad que Fahima fit ses bagages. Elle confia son enfant à sa plus fidèle servante et, sur son cheval rapide s'en alla à tripoli. Elle y fut rendu trois jours avant celui qu'elle aimait d'un amour exigeant et secret. Comme elle l'avait fait à Bagdad, elle loua une maison de belle allure (ce fut cette fois-ci sur la grand-place de la ville) et teinta de couleurs nouvelles l'éclat de son regard. Le jour de l'arrivée du prince, elle fit en sorte d'être aperçu devant sa porte. Elle vit se cabrer son cheval et , rencontrant ses yeux tout à coup fascinés, elle sut que son époux n'allait pas tarder à oublier les visages et les corps qu'il avait laissé derrière lui. Il l'invita dans sa nouvelle résidence. Elle y vint. Il lui prit les mains et lui dit, tout émerveillé, qu'il avait connu des femmes qui lui ressemblaient, mais qu'aucune n'égalais sa beauté. Elle lui sourit avec une mélancolie qui le bouleversa. Trois jours plus tard, il l'épousa.

Au terme d'une nouvelle année infiniment amoureuse, Fahima accoucha d'un garçon. Le prince n'en jouit pas plus que de sa fille. Sept jours après sa naissance, de nouvelles affaires l'appelèrent à Alexandrie. Il vécu quatorze mois dans cette ville où il connu encore, à son insu, l'amour invincible de Fahima, une nouvelle fois travestie. Il eut d'elle un nouveau garçon. Mais à peine cet enfant était-il né que son insaisissable père fut pris de nostalgie. Une faille venait de s'ouvrir en lui. Basra lui manqua, peut-être aussi celle qu'il y avait laissé. Son épouse le pressenti. Un matin elle s'embarqua la première, en grand secret, pour cette cité bien-aimé où était la maison de ses ancêtres, et s'en fut attendre le prince dans l'obscure cachot où il l'avait autrefois enfermé.

Il vint. Elle entendit sonner son pas dans l'escalier de la cave, suivit la lueur de sa torche le long de la muraille et vit enfin son visage de l'autre côté des barreaux. Il avait l'air las et perdu. Il ouvrit la porte et lui dit :

- Sans que je sache comment, mon esprit s'est brisé au cours de mon dernier voyage. Sans doute ai-je trop couru après des bonheurs illusoires. Je suis venu implorer ton pardon pour les mauvais traitement que je t'ai fait subir. Tu avait raison, je suis indigne de toi, et à l'instant où je sais cela, je sais aussi que je n'aimerai jamais que toi. Va, et soit libre, à moi désormais d'entrer dans la souffrance.

Raconte-moi ta longue absence.

- À quoi bon ? Ce que j'ai fait est sans remède.

- Parle, je veux tout savoir de ton cœur.
Il avoua ses trois mariages, ses trois enfants laissés au loin. Quand il se tut :

- Homme de peu de sens, bénis-moi, lui dit Fahima, car je suis seule à pouvoir dénouer les fils de ta folie. Remonte dans la grande salle et attends là le bonheur que te mérite l'humble aveu que tu m'a fait.

Je ne comprends rien à tes paroles, répondit seulement le prince. Ma vie est perdue, car ce qui est fait ne peut être défait.

Il s'en fut.

Revenu dans la grande salle bruissante de courtisants, il s'assit sur son trône et, la tête basse, s'enferma dans sa tristesse. Il y demeura jusqu'à ce que le soleil de midi baigne les fenêtres ouvertes. Alors Fahima entra avec ses trois enfants.

Le prince, la voyant s'avancer vers lui, comprit que les quatre femmes qu'il avait aimées n'étaient en vérité qu'une seule. Il perdit au même instant toute fureur, toute arrogance, et son désespoir s'éteignit. Alors il bénit le Ciel et ouvrit ses bras à celle qui avait su l'aimer au-delà de toute raison et l'instruire au-delà de toute parole.

 

 

Prier

Un seigneur avait un esclave, une perle d'esclave que rien ne semblait fatiguer. C'était un serviteur de Dieu. Le monde ? Il s'en lavait les mains. Tout le jour il était à l'ouvrage, et du soir à l'aube, il priait. Son maître lui dit un matin :
- Brave homme, ton ardeur me plaît, elle m'émeut, elle trouble mon âme. Réveille-moi la nuit prochaine, j'aimerai prier avec toi.

- Mon maître, répondit l'esclave, la femme prise dans les douleurs de l'enfantement n'a pas besoin qu'on la réveille. L'appelle de son ventre suffit. Si tu ressentais ce doux mal que fait l'amour du Tout-Puissant, tu ne pourrais pas l'endormir. Jour et nuit ton œil serait vif. S'il faut que quelqu'un te secoue pour te conduire à la prière, autant qu'un autre prie pour toi. Qui n'éprouve pas ce souci, ce douloureux élan vers Dieu n'est pas chercheur de vérité. Pour qui a le cœur prit par cet ardent désir, qu'importe enfer ou paradis ?

 

 

Contes tirés de la Conférence des Oiseaux d'Attar, traduction Manijeh, adaptation Henri Gougaud.

Amour Amour Amour

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