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LA LÉGENDE DU THÉÂTRE

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Le Nâtya-shâstra aurait été rédigé au début de notre ère par le sage Baratha, en Inde. Dans ce texte est décrit l’origine et la fonction du théâtre et des arts. Cet ouvrage est considéré comme le cinquième Veda. Les quatre premiers, qui auraient été rédigés au moins quinze siècles avant J.C, traitent de rituels et de philosophie. Ils ont fondé le védisme, puis le brahmanisme, et enfin l’hindouisme. Pour comparer le Nâtya-shâstra avec quelque chose qui nous serait plus proche, c’est comme si nous avions en Occident un troisième testament essentiellement dédié à la pratique du théâtre et de la poésie. En voici un passage, dont René Daumal nous offre une adaptation :

« Dans les âges où la connaissance du Réel était le but le plus important de la vie humaine, toutes les activités naturelles étaient en même temps des analogies, des signes et des épreuves de la recherche intérieure. Quand vint l’époque d’obscurcissement du Kaliyuga (au milieu duquel nous sommes), les hommes se mirent à pratiquer ces activités pour leurs seuls fruits extérieurs. Le couple « agréable-désagréable », menant le cortège des passions, devint le principale mobile de la conduite. Les dieux, raconte-t-on, excédés de ce désordre, vinrent prier Brahmâ de « produire un nouveau Veda, un cinquième, destiné à toutes les castes… ». « Et, de la substance de Quatre Vedas, Celui-qui-voit-les-choses-telles-qu’elles-sont forma l’Art dramatique. » Le Théâtre devait être une « analogie du mouvement du monde », une représentation condensée du « Triple monde » et des lois universelles, et, en particulier, « des quatre sortes de mobiles » de la conduite humaine : artha, « les choses, les biens matériels », mobiles du corps physique ; kâma, « le désir, la passion », mobiles du sentiment ; dharma, « le devoir », mobiles moraux et intellectuels ; et moksha, « délivrance », désir de libération des mobiles précédents, donc de nature « supra-mondaine ». Tous les types humains, toutes les castes, tous les métiers devaient s’y retrouver. Chacun devait donc y éprouver la profonde satisfaction de se voir représenté, compris, situé à sa place dans le mouvement universel. Chacun, sot ou savant, poltron ou héros, misérable ou grand seigneur, y verrait sa propre raison d’être dans l’harmonie des mondes et, par cette porte de l’émotion individuelle, il entrerait en contact avec l’enseignement sacré.

Ainsi l’Art fut lancé dans le monde par des êtres supérieurs dans le but d’habiller la Vérité et d’attirer à elle, par artifice, nos esprits devenus incapables de l’aimer toute nue. La même idée est reprise par l’auteur du Miroir de la Composition, que nous citerons souvent par la suite : « La connaissance des quatre sortes de mobiles, telle qu’elle est présentée dans les traités védiques, est déjà difficile pour ceux dont la raison est à pleine maturité, parce qu’elle y est donnée sans aucune saveur… Grâce à la poésie, elle devient accessible même à ceux dont la raison est encore dans la tendre enfance… »

L’art n’est donc pas une fin en soi. Il est un moyen au service de la connaissance sacrée. »



Un point intéressant de la définition du Nâtya-shâstra est que, des « quatre mobiles de la conduite humaine » dont parlent les Vedas, nos pièces de théâtre occidentales ont en général omis la dernière. Dans nos drames se trouve représentée la complexité des aspirations humaines : artha, « les choses, les biens matériels » ; kâma, « le désir, la passion » ; dharma, « le devoir », mobiles moraux et intellectuels. De nombreux drames illustrent les tensions entre kâma et dharma, entre la passion et le devoir. Vous penserez bien sûr à de nombreuses pièces classiques. Mais, qu’en est-il du dernier ? Moksha, « la délivrance », l’union à l’éternel, à Dieu, l’illumination, désir de libération des mobiles précédents. Ce mobile est plus difficile à rencontrer.

Son équivalent dans notre culture serait la vie du Christ ou de quelque mystique chrétien. Ces drames ont existé, joués à différentes époques par les paroissiens sur les parvis des églises. Ils se nomment Mystères quand ils réfèrent directement au Christ, et Miracles lorsqu’ils racontent la vie d’un Saint ou d’une Sainte. Peu de traces de ces oeuvres sont parvenues jusqu’à nous.

Il y a une spécificité française dans ce schisme entre l’art dramatique et la spiritualité chrétienne. Pendant près de quatorze siècles les comédiens ont été excommuniés ; ils devaient renier leur vocation pour pouvoir être enterré au cimetière. Cet usage, né sous Charlemagne à l’encontre des histrions romains jugés amoraux, n’a perduré qu’en France. Pour nous en donner une idée, pensons au curé de Saint-Eustache refusant à Molière le dernier sacrement ; ce-dernier aurait été jeté à la fausse commune. Avec le temps, l’abîme chez nous entre le théâtre et les textes sacrés est allé s’accroissant. Ainsi, la notion de moksha, « libération », via l’échelle spirituelle chrétienne a été peu présente dans nos théâtres et la notion même s’en est graduellement absentée, du moins de manière explicite.

L’artiste, au coeur du processus de création, se retrouve confronté aux questions essentielles de sa présence au monde, de sa vocation, des mystères de la vie, et témoigne par ses oeuvres de ses découvertes et visions, de ses « percées dans l’inconnu » comme le dit Luis Ansa. Séparée d’un référentiel commun, sa quête artistique est un chemin spirituel souvent individuel dont il réinvente le langage et les symboles. C’est ainsi que des symboles de « verticalité », ou moksha, ont perduré dans l’art dit « profane ». Nombres de contes et d’histoires sont des allégories du chemin intérieur qui va du fini à l’infini, du « moi » au « soi », de la créature au créateur, de l’âme à l’Ami, pour reprendre la terminologie de quatre grandes religions de la planète.


Le mot religion signifie « relier » : nous relier à une divinité, à notre essence, entre nous. La plupart des rituels religieux ou spirituels visent, soit à nous unir à quelque chose d’élevé (déité, vertu, énergie positive, notre Être, etc.), soit à nous purifier d’une chose négative (péché, mal, humeur, mauvais esprit, etc.).
De même, devant un spectacle, un film ou un conte, nous nous émouvons tous ensemble. Le spectacle peut nous faire sentir des émotions qui nous élèvent, nous soignent et ouvrent notre conscience, comme la compassion ou la gratitude, fondamentales à la construction de l’être.

Rituel religieux, rituel artistique : un officiant fait un acte sensé avoir un impact sur une communauté. Les acteurs, tout autant que les guérisseurs, les chamans et les prêtres, permettent la communion d’un ensemble par des actes à la fois signes et symboles.

Ainsi, le théâtre est un moyen à notre disposition pour que des émotions négatives soient nettoyées pour permettre une rencontre avec des émotions plus élevées. La scène n’est pas n’importe quel lieu : c’est un espace sacré où ne se joue pas simplement une histoire, mais l’humanité toute entière. C’est l’être humain qu’il importe de bâtir.


J’ai souhaité rassemblé sur ce site tous les textes en rapport avec moksah : ceux de l’hindouisme, du soufisme et du chamanisme, qui ont été les premiers à me guider, ainsi que ceux des auteurs occidentaux qui traitent du sujet ; ils sont nombreux ! Une immense littérature délaissée de nos librairies est absente de nos mémoires : de sublimes poètes mystiques, des êtres remarquables, médiums, thaumaturges. Nous avons tous les outils à notre portée. Je souhaite sincèrement que l’on prenne conscience de ce répertoire occidental aussi riche que profond. Á leur côté, des textes d’autres cultures, précieux miroirs de notre propre culture. En espérant que des créations artistiques et des êtres libres jaillissent de ces rencontres.













 

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