SAINT JEAN DE LA CROIX
Sublime poème de Saint Jean de la Croix ! Les explications qui suivent sont des appuis sûrs pour avancer sur la Voie. Je me souviendrai toujours de ce jours d'été : cela faisait plusieurs années que je travaillais avec un petit groupe, nous nous réunissions plusieurs fois par ans pour prier ensemble et partager nos expériences du chemin, nos failles, nos questions, nos errances. Depuis quelque temps, je me demandais s'ils étaient prêt pour découvrir ce texte, prêt à le recevoir et à le comprendre. Je sentais bien qu'ils étaient prêt, mais j'avais quelques réticences : nous avons mille et une raison pour mal interpréter ce genre de texte... Des mauvaises raisons, bien sur, car nous n'avons aucune excuse, si nous avons exprimé le désir de prendre le chemin de la connaissance, de ne pas recevoir ce qui pourrai nous permettre d'évoluer, mais je ne souhaitais pas présenter trop tôt quelque chose qui, mal compris, serait rejeté trop loin...
Nous avons lu les deux premiers chapitres du livre qui sont ci-dessous. La réponse fut au-delà de toute espérance. L'un d'eux dit soudain : "Je croyais avoir fait du chemin dans la connaissance de moi-même, dans la connaissance de cet amour qui nous traverse, je me considérait même, d'une certaine manière, un petit peu "avancé" sur cette voie, depuis le temps que je l'arpente. En lisant ce texte, je découvre qu'en réalité, je n'en suis qu'au tout début, en fait, je m'aperçoit que je ne l'ai peut-être même pas encore commencé."
Comment un texte, écrit il y a plusieurs centaines d'années, peut-il créer autant d'humilité chez un être et quelques minutes?!! Quel guide que celui qui nous aide à plonger dans l'humilité et embrasser avec patience et persévérance le Chemin! Mille gratitude. Je souhaite que ce texte vous soit tout autant et même plus bénéfique qu'il ne le fut pour nous! Amen.
La Nuit Obscure
CANTIQUES DE L'ÂME
I
Par une nuit profonde,
Étant pleine d'angoisse et enflammée d'amour,
Oh! l'heureux sort!
Je sortis sans être vue,
Tandis que ma demeure était déjà en paix.
II
J'étais dans les ténèbres et en sûreté
Quand je sortis déguisé par l'escalier secret,
Oh! l'heureux sort!
J'étais dans les ténèbres et en cachette,
Tandis que ma demeure était déjà en paix.
III
Dans cette heureuse nuit,
Je me tenais dans le secret, personne ne me voyait,
Et je n'apercevais rien
Pour me guider que la lumière
Qui brûlait dans mon cœur.
IV
Elle me guidait
Plus sûrement que la lumière du midi
Au but où m'attendait
Celui qui m'aimais,
Là où nul autre ne se voyait.
V
Ô nuit qui m'avez guidée!
Ô nuit plus aimable que l'aurore!
Ô nuit qui avez uni L'aimé avec sa bien-aimée
Qui a été transformée en lui!
VI
Sur mon sein orné de fleurs,
Que je gardais tout entier pour lui seul,
Il resta endormi,
Et moi je le caressais
Et avec un éventail de cèdre je le rafraîchissais.
VII
Quand le souffle provenant du fort
Soulevait déjà sa chevelure,
De sa douce main
Posée sur mon cou il me blessait,
Et tous mes sens furent suspendus.
VIII
Je restai là et m'oubliai,
Le visage penché sur le Bien-Aimé.
Tout cessa pour moi, et je m'abandonnai à lui.
Je lui confiai tous mes soucis
Et m'oubliai au milieu des lis.
EXPLICATION DES PREMIERS VERS
CHAPITRE I
L'âme commence à entrer dans cette nuit profonde quand Dieu l'élève au-dessus de l'état de ceux qui débutent, c'est-à-dire de ceux qui se servent encore de la méditation dans la voie spirituelle ; Dieu la met peu à peu dans l'état de ceux qui sont avancés, c'est-à-dire celui des contemplatifs, afin de l'amener ainsi à l'état des parfaits, qui est celui où l'âme s'unit à Dieu. Aussi afin de mieux expliquer et montrer ce qu'est cette nuit par laquelle l'âme passe et pour quel motif elle y est mise par Dieu, il convient tout d'abord de parler rapidement ici de quelques imperfections des commençants, et cet exposé, si bref qu'il soit, ne manquera pas de leur être utile. Ils comprendront par là quelle est l'infériorité de l'état où ils sont; ils se stimuleront et désireront que Dieu les introduise dans cette nuit où l'âme se fortifie par l'exercice des vertus et goûte les délices inestimables de l'amour de Dieu. Mais bien que nous nous arrêtions un peu à cet exposé, nous ne le ferons que dans la mesure qui est nécessaire, car nous avons hâte de traiter de la nuit obscure.
Or, sachons-le bien, quand l'âme se détermine généreusement à servir Dieu, elle est d'ordinaire élevée par lui dans voie spirituelle et l'objet de ses attentions. Voyez la conduite d'une tendre mère pour son enfant chéri; elle le réchauffe sur son sein; elle le nourrit d'un lait savoureux ainsi que de mets délicats et doux; elle le porte dans ses bras; elle le couvre de ses caresses. A mesure que son enfant grandit, elle s'applique peu à peu à lui enlever les caresse, à lui cacher la tendresse de son amour, à l'éloigner de son doux sein sur lequel elle a mis du suc amer d'aloès, à le poser à terre, pour qu'il s'exerce à marcher par lui-même, laisse les imperfections de l'enfance et acquière de la force et de la virilité. C'est ce que fait la grâce de Dieu; elle imite cette mère pleine d'amour, dès que l'âme a été engendrée de nouveau par le désir ardent de servir Dieu. (Sap. XVI, 25). Elle lui fait trouver sans travail la douceur et la saveur du lait spirituel qui se trouve dans toutes les choses de Dieu et goûter une joie profonde dans les exercices spirituels. Dieu, en effet, porte ici cette âme sur son sein qui distille l'amour le plus tendre, comme le fait une mère pour son cher petit enfant. Aussi met-elle ses délices à rester longtemps en oraison et à y passer peut-être des nuits entières. Son goût est de faire pénitence, sa joie de jeûner, sa consolation de fréquenter les sacrements et de s'occuper des choses divines. Sans doute elle s'adonne à ces pratiques avec profit et assiduité, elle en profite et s'en sert avec le plus grand soin, mais au point de vue spirituel elle se conduit d'une manière très faible et très imparfaite. En effet, elle se porte à ces pratiques et à ces exercices spirituels à cause de la consolation et du goût qu'elle y trouve. Or comme elle n'a pas encore lutté généreusement pour acquérir les vertus solides, elle apporte dans toutes ses pratiques de piété une foule de fautes et d'imperfections; car, en définitive, chaque âme agit d'après le degré de perfection où elle se trouve. Mais comme elle n'a pas eu d'occasion d'acquérir des habitudes fortes, il s'ensuit de toute nécessité qu'elle agira comme l'enfant, d'une manière faible.
Nous devons exposer plus clairement cette vérité et montrer combien sont imparfaits dans la vertu ces commençants qui agissent avec cette facilité et ce goût dont nous avons parlé. Nous traiterons donc des sept péchés capitaux et, au fur et à mesure, nous montrerons quelques-unes des nombreuses imperfections que les commençants commettent en chacun d'eux; c'est alors ainsi qu'on verra comment ils se conduisent en enfants; mais on verra, en outre, quels avantages apporte avec elle la nuit obscure dont nous allons parler tout de suite, puisque c'est elle qui purifie et délivre l'âme de toutes ces imperfections.
CHAPITRE II
DE QUELQUES IMPERFECTIONS SPIRITUELLES DES COMMENÇANTS
PAR RAPPORT À L'ORGUEIL.
Les commençants dont nous parlons se sentent remplis de ferveur et d'entrain pour ce qui concerne les choses spirituelles et les exercices de piété. Et, s'il est vrai que les choses saintes portent par elles-mêmes à l'humilité, cette heureuse disposition, par suite de son imperfection, engendre souvent un certain orgueil secret qui porte les commençants à avoir quelque satisfaction de leurs œuvres et d'eux-mêmes. De là leur vient une certaine vanité, parfois très grande, de parler des choses spirituelles en présence des autres, et même quelquefois de vouloir les enseigner plutôt que de les apprendre. Voilà pourquoi, en outre, on condamne intérieurement les autres quand on ne les voit pas entendre la dévotion de la même manière. Il arrive même qu'on les blâme de vive voix, comme le pharisien qui, tout en louant Dieu, se vantait de ses bonnes œuvres et méprisait le publicain (Luc, XVIII, 11). Mais bien souvent c'est le démon qui suggère ce zèle et ce désir d'entreprendre ces œuvres et d'autres encore dans le but d'augmenter en nous l'orgueil et la présomption. Le démon, en effet, sait fort bien que toutes ces œuvres et tous ces actes de vertus que les commençants accomplissent alors, non seulement ne leur sont d'aucun mérite, mais qu'ils se transforment plutôt en vices. Quelques-uns même en viennent à tel point qu'ils ne veulent pas que personne paraisse bon en dehors d'eux; aussi les voit-on, à l'occasion, parler et agir pour condamner et rabaisser le prochain; ils voient la paille qui est dans l’œil de leur frère, mais ils ne voient pas la poutre qui est dans le leur; ils chassent des autres un moucheron, et ils avalent un chameau (Mat. VII, 3; XXIII, 24).
Parfois aussi, quand le maître spirituel, c'est-à-dire le confesseur ou supérieur, n'approuve pas leur esprit et leur manière d'agir, car ils veulent qu'on estime et qu'on loue leurs œuvres, ils déclarent qu'ils ne sont pas compris. D'après eux ce directeur n'est pas un homme spirituel, dès lors qu'il n'approuve pas leur conduite et ne se prête pas à leur manière de voir. Voilà pourquoi ils conçoivent aussitôt le désir d'avoir un autre guide; ils s'appliquent à en trouver un qui s'accommode à leur goût; d'ordinaire, en effet, ils recherchent celui qu'ils croient disposé à donner des louanges et de l'estime à leurs œuvres. Ils fuient comme la mort celui qui s'oppose à de telles œuvres, pour les remettre eux-mêmes dans le droit chemin: et ils le prennent même en aversion. Comme ils présument beaucoup d'eux-mêmes, ils font d'ordinaire beaucoup de projets et agissent peu. Quelquefois ils désirent que les autres connaissent leur genre de spiritualité et leur dévotion, et dans ce but ils se donnent beaucoup de mouvement, ils poussent des soupirs, ils prennent des attitudes étranges. Ils ont l'habitude d'avoir de temps en temps quelques ravissements, mais en public plutôt qu'en secret, parce que c'est le démon qui leur prête la main; ils se complaisent lorsque ces effets extraordinaires, qu'ils convoitent tant, sont connus autour d'eux. Beaucoup cherchent à capter les bonnes grâces et la faveur du confesseur; et de là naissent mille sentiments d'envie et sujets de troubles. Ils éprouvent de la répugnance à confesser clairement leurs péchés, dans la crainte d'être moins estimés du confesseur; ils les colorent pour en atténuer la malice et s'ingénient à s'excuser, au lieu de s'accuser. Parfois même ils iront trouver un autre confesseur pour lui déclarer ce qu'ils ont de grave, et que le confesseur ordinaire ne trouve en eux rien de mauvais ou ne connaisse que ce qu'il y a de bon. Aussi sont-ils très contents de lui raconter fréquemment ce qu'ils font de bien; ils le font même en termes exagérés, ou du moins avec l'intention que leur œuvre paraisse bonne. En tout cas il serait plus humble, comme nous le dirons bientôt, de les passer sous silence et de souhaiter que ni le confesseur ni personne n'en fasse cas.
Quelques-uns de ces commençants considèrent parfois leurs fautes, comme peu de chose, et dans d'autres circonstances ils se laissent aller à une trop grande tristesse à la vue de leurs chutes. Ils s'imaginent qu'ils devraient être déjà des saints; et ils se fâchent contre eux-mêmes ou s'impatientent, ce qui est encore une imperfection. Ils supplient Dieu avec les plus vives instances de les délivrer de leurs imperfections et de leurs fautes, plutôt pour n'en être plus ennuyés et vivre en paix que par amour pour lui. Ils ne considèrent pas que si Dieu les exauçait, ils n'en seraient peut-être que plus orgueilleux. Ils se gardent bien de louer les autres, tandis qu'ils aiment à être loués et que parfois même ils le prétendent; ils sont semblables à ces vierges folles qui tenaient à la main des lampes éteintes et demandaient de l'huile au dehors (Mat. XXV, 8, 9).
III
(CHAPITRE II, SUITE)
SUITE DU MÊME SUJET.
Quelques-uns tombent de là dans des imperfections plus nombreuses et très graves; ils arrivent même à commettre beaucoup de mal. Pour les uns le mal est plus ou moins grand; d'autres n'en subissent que les premiers mouvements ou un peu plus; mais c'est à peine s'il y en a qui en soient exempts au temps de la première ferveur. Ceux qui alors suivent le chemin de la perfection agissent d'une toute autre manière et avec une trempe d'esprit toute différente. Ils font des progrès dans l'humilité et s'y affermissent profondément. Non seulement ils comptent pour rien leurs œuvres, mais ils sont très peu satisfaits d'eux-mêmes; ils regardent tous les autres comme bien meilleurs, et d'ordinaire ils leur portent une sainte envie qui leur fait concevoir le désir de servir Dieu comme eux. Plus leur ferveur est grande, plus ils accomplissent de bonnes oeuvres et y trouvent de joie, pourvu qu'ils se tiennent dans l'humilité, plus aussi ils reconnaissent combien Dieu est digne de tous nos hommages, combien est peu de chose tout ce qu'ils font pour lui; voilà pourquoi ils ont beau travailler à sa gloire, ils ne sont jamais satisfaits. Leur charité et leur amour pour Dieu sont si intenses que tout ce qu'ils font pour lui ne leur paraît rien en considération de ce qu'ils voudraient faire. Cet amour les presse, les préoccupe, les enivre à tel point, qu'ils ne remarquent point ce que les autres font ou ne font pas, s'ils le remarquent, ils s'imaginent toujours que tous les autres sont meilleurs qu'eux. Dès lors qu'ils ont peu d'estime d'eux-mêmes, ils désirent être peu estimés des autres et même en être blâmés et méprisés. Ce n'est pas tout. Viendrait-on à louer leurs œuvres et à en faire l'éloge, ils ne pourraient y croire; car il leur paraît étrange qu'on les félicite du bien qu'ils ont accompli.
Ces âmes sont dans une grande paix et une humilité profonde. Elles ont un vif désir qu'on leur enseigne tout ce qui peut leur être utile. C'est là une disposition bien différente de celle des commençants dont nous avons parlé. Ceux-ci, en effet, prétendent faire la leçon à tout le monde: dès qu'ils s'aperçoivent qu'on va leur enseigner quelque chose, ils s'empressent de prendre eux-mêmes la parole, comme s'ils savaient déjà ce qu'on va dire. Les humbles, au contraire, sont bien loin de chercher à s'ériger en maîtres de personne. Ils sont tout disposés à suivre leur voie ou à en prendre une autre au moindre commandement, car la pensée ne leur vient jamais qu'ils ont raison. Ils se réjouissent quand on loue les autres, et leur seule peine, c'est de ne pas servir Dieu comme eux. Ils ne sont point portés à parler de leurs œuvres personnelles, parce qu'ils en ont si peu d'estime qu'ils sont même confus de les exposer à leur directeur; d'après eux, elles ne méritent pas qu'on en parle. Ils sont portés à parler de leurs fautes et de leurs péchés, plutôt qu'à faire connaître leurs vertus. Aussi recherchent-ils de préférence le directeur qui estime le moins leurs œuvres et leur manière d'agir. C'est là le propre d'un esprit simple, pur, droit et très agréable à Dieu. Comme, en effet, Dieu a infusé l'esprit de sagesse dans ces âmes humbles, il les meut et les porte à garder leurs trésors dans le secret du cœur et à manifester leurs misères. Dieu donne aux humbles cette grâce, en même temps que les autres vertus, mais il la refuse aux superbes.
Les humbles de cette trempe donneraient le sang de leur cœur à celui qui sert Dieu et qui les aiderait de tout son pouvoir à le servir. Quant aux imperfections dans lesquelles ils se voient tombés, elles sont pour eux l'occasion de se supporter avec humilité, avec douceur d'esprit comme aussi avec une crainte amoureuse de Dieu et une pleine confiance en lui. Mais les âmes qui, dès le début, marchent par cette voie de perfection sont, à mon avis, comme je l'ai dit, le petit nombre, et encore nous nous contenterions qu'ils y en eût très peu à ne point tomber dans les défauts contraires. Voilà pourquoi, comme nous le dirons plus loin, Dieu introduit dans la nuit obscure ceux qu'il veut purifier de toutes ces imperfections pour les faire monter.
IV
(CHAPITRE III)
IMPERFECTIONS SPIRITUELLES
OÙ TOMBENT ORDINAIREMENT
QUELQUES-UNS DE CES COMMENÇANTS, PAR
RAPPORT À L'AVARICE SPIRITUELLE, QUI
EST LE SECOND DES PÉCHÉS CAPITAUX.
Il y a beaucoup de ces commençants qui tombent aussi parfois dans une grande avarice spirituelle. C'est à peine si vous les verrez contents de la vie spirituelle que Dieu leur donne; ils se laissent aller à la plus grande tristesse et ils gémissent parce qu'ils ne trouvent pas la consolation qu'ils attendaient dans les pratiques de piété. Ils n'en finissent plus de demander des conseils, des règles de vie spirituelle, ou de garder et de lire des quantités de livres qui traitent de ces matières; ils passent plus de temps à cela qu'à pratiquer la mortification et la pauvreté d'esprit intérieure. Outre cela, ils se chargent d'images, de chapelets, de croix très belles et fort coûteuses; ils prennent les uns, laissent les autres, les changent et les rechangent de nouveau, les veulent de telle sorte, puis d'une autre, préfèrent celui-ci à celui-là, parce qu'il est plus beau et plus riche. On en voit qui sont parés d'Agnus Dei, de reliques, ou de listes de saints, comme des enfants de leurs jouets.
Et tout cela, je condamne l'esprit de propriété; car l'attachement que l'on porte à la forme, à la multiplicité et à la richesse de ces objets, est très opposé à la pauvreté spirituelle: celle-ci ne regarde en effet que la substance de la dévotion et ne se sert que de ce qui suffit pour la favoriser; au contraire, la multiplicité et la richesse de ces objets n'est qu'un ennui pour elle.
La vraie dévotion doit partir du cœur et n'avoir en vue que la vérité et la substance de ce que représentent les objets de dévotion; tout le reste n'est qu'attachement et esprit de propriété imparfait; aussi pour arriver à l'état de perfection est-il nécessaire d'en finir avec cette tendance.
J'ai connu une personne qui durant plus de dix ans s'est servie d'une croix fabriquée grossièrement avec le bois d'un rameau bénit et dont les deux morceaux étaient fixés par une épingle tordue autour; elle ne l'avait jamais laissée et elle l'avait sur elle jusqu'au jour où je la lui ai enlevée; or ce n'était pas une personne de peu de jugement et de bon sens. J'en ai vu une autre qui se servait d'un chapelet fabriqué avec des os d'arêtes de poisson, et, à coup sûr, sa dévotion n'avait pas pour cela moins de valeur devant Dieu; il est certain que ces deux personnes n'étaient pas arrêtées dans leur dévotion par la forme et la valeur de ces objets. Ceux-là donc qui sont bien dirigés par ces principes ne s'attachent pas à tous ces instruments visibles et ne s'en chargent pas; ils ne se préoccupent nullement de savoir plus qu'il ne faut pour se diriger; ils ne visent qu'à se procurer l'amitié de Dieu et à lui être agréable. Telle est leur seule ambition. Tout ce qu'ils possèdent, ils le donnent de grand cœur; leur joie est de s'en priver par amour pour Dieu et par charité pour le prochain, qu'il s'agisse de choses spirituelles ou de choses temporelles. Ceux-là, je le répète n'ont véritablement en vue que la perfection de l'âme qui consiste à plaire à Dieu et à se refuser à soi-même toute satisfaction. Évidemment l'âme ne peut pas se purifier complètement de ces imperfections dont nous parlons, ni des autres d'ailleurs, jusqu'à ce que Dieu la place dans la purification passive de la nuit obscure dont nous allons parler sous peu.
Mais il lui convient de faire, de son côté, tout ce qu'elle peut pour s'en purifier et se perfectionner, afin de mériter que Dieu lui applique ce traitement qui la guérit de toutes les misères auxquelles il lui est impossible de remédier par elle-même. Malgré toute son industrie elle ne peut par ses propres ressources atteindre cette pureté qui la dispose tant soit peu à l'union à Dieu dans la perfection de l'amour. Il faut que Dieu y mette la main et la purifie dans ce feu qui est obscur pour elle, et cela de manière dont nous parlerons plus loin.
CHAPITRE VI
IMPERFECTIONS OÙ TOMBENT LES COMMENÇANT
À PROPOS DU PÉCHÉ CAPITAL, LA COLÈRE.
Beaucoup de commençant sont portés à rechercher les goûts spirituels ; cela est cause qu’ils commettent d’ordinaire beaucoup d’imperfections en se laissant aller au vice de la colère. Quand en effet, ils n’éprouvent plus de suavité ni de délices dans les choses spirituelles, ils se trouvent désorientés ; ils sont tristes, ils agissent de mauvaise grâce; ils se fâche facilement à la moindre occasion ; et parfois même ils sont insupportables. Ces dispositions se manifestent souvent quand ils ont eu à l’oraison quelques recueillements sensible plein de suivit. Dès qu’ils n’ont plus cette réjouissance et cette suavité, ils se retrouvent naturellement dans l’aridité et la sécheresse. Ils ressemblent au petit enfant que l’on a éloigné du sein maternel où se trouvait son goût et ses délices. Si la nature ne se laisse pas entraîner alors par le dégoût, il n’y a pas de faute, ce n’est qu’une imperfection dont l’âme sera purifié par les acidités et les tourments de la nuit obscure.
Il y a encore des commençant qui tombent dans une autre sorte de colère spirituelle ; ils s’animent d’un zèle hors de propos et se fâchent contre les défauts du prochain ; ils observent les autres et parfois ils se sentent portés à les reprendre violemment ; ils le font même comme s’ils étaient les maîtres de la vertu. Or une telle conduite est bien contraire à la mansuétude spirituelle.
Il y en a d’autres qui, à la vue de leurs imperfections, s’impatientent parce qu’ils manquent d’humilité, et se fâchent contre eux-même. La patience leur fait tellement défaut, qu’ils voudraient être saint dans un jour. Un grand nombre d’entre eux font force projets et prennent d’énergiques résolutions. Mais comme ils ne sont pas humbles et qu’ils sont plein de confiance en eux-même, ils ont beau faire des projets ils ne font que tomber, ils s’irritent ; ils n’ont pas la patience d’attendre le moment où ils plaira à Dieu de les exaucer. Cette disposition est également opposée à la mansuétude spirituelle dont nous avons parlé. On ne peut y remédier complètement que par la purification de la nuit obscure. Il y en a d’autre néanmoins qui ont tant de calme et montrent tant de lenteur dans la recherche de leur avancement que Dieu ne voudrait pas qu’ils fussent si patient.
VII
(CHAPITRE VI)
DES IMPERFECTIONS QUI
PROVIENNENT DE LA
GOURMANDISE SPIRITUELLE.
Le quatrième vice s'appelle la gourmandise spirituelle, sur laquelle il y a beaucoup à dire. A peine si parmi les commençants on en trouve un qui, malgré sa vertu ne tombe pas dans quelqu'une des nombreuses imperfections dont ce vice est la source, vu la saveur qu'ils goûtent dès le début dans les exercices spirituels.
Beaucoup d'entre eux, attirés par le goût et les suavités de ces exercices, recherchent plutôt cette saveur elle-même que la pureté du cœur et la discrétion requise, que Dieu pourtant a en vue et a pour agréable dans tout le parcours de la voie spirituelle. Aussi, outre l'imperfection qu'ils commettent en recherchant ces suavités, la gourmandise les fait déjà passer d'un extrême à l'autre, sans s'arrêter au juste milieu, là où réside et se perfectionne la vertu. Attirés par le goût qu'ils y trouvent, ils se tuent à force de pénitences, ou s'exténuent dans les jeûnes, se livrent à des pratiques au-dessus de leurs forces, sans attendre l'ordre et le conseil de personne: ils se cachent même de ceux à qui ils devraient obéir sur ce point. Quelques-uns ne craignent même pas d'aller à l'encontre de ce qui leur a été commandé. Ce sont des personnes très imparfaites, des gens sans raison. Ils laissent de côté la soumission et l'obéissance, qui sont pourtant la pénitence de la raison et de la discrétion. Ce serait là le sacrifice le plus agréable à Dieu et le plus méritoire à ses yeux. Mais, au lieu de se sacrifice, on recherche la pénitence corporelle, qui n'est plus qu'une pénitence animale vers laquelle on est porté comme les animaux à cause du goût qu'on y trouve: comme tous les extrêmes sont mauvais, et que dans cette manière d'agir tous font leur volonté propre, ils progressent dans la voie du vice plutôt que dans celle de la vertu. Ils acquièrent pour le moins de la gourmandise spirituelle et de l'orgueil, car ils ne suivent pas la voie de l'obéissance.
D'un autre côté, le démon en séduit si bien un grand nombre qu'il les porte à la gourmandise en excitant leurs goûts et leurs appétits. Aussi ces débutants sont impuissants à lui résister. Ils changent l'ordre qui leur est donné; ils y ajoutent, ou ils le modifient, parce que l'obéissance sur ce point leur est un joug trop dur et trop étroit; quelques-uns même arrivent à une telle extrémité que, par le fait même qu'ils vont par obéissance à certains exercices de piété, ils perdent le goût et la dévotion de les accomplir. Ils n'ont d'autre goût et d'autre désir que de suivre leur propre penchant. Voilà pourquoi il serait peut-être mieux pour eux de ne pas accomplir de semblables exercices de piété.
Vous verrez beaucoup d'entre eux insister près de leurs maîtres spirituels pour en obtenir ce qui leur plaît, et, moitié par force, ils leur arrachent le consentement. Quand ils n'y réussissent pas, ils se laissent aller à la tristesse comme des enfants, ils se montrent de mauvaise humeur, et ils s'imaginent qu'ils ne servent pas Dieu quand on ne les laisse pas suivre leur caprices. Comme ils sont attachés à leurs goûts et à leur volonté propre qu'ils considèrent comme leur dieu, dès qu'on les en sépare et qu'on veut les contraindre à accomplir la volonté de Dieu, ils deviennent tristes; ils sont abattus et découragés. Ils s'imaginent que s'ils sont contents et satisfaits, Dieu sera glorifié et satisfait.
Il y en a encore d'autres qui par suite de cette passion de la gourmandise ont si peu conscience de leur bassesse et de leur misère, et ont si bien mis de côté la crainte amoureuse et le respect que l'on doit à la majesté divine, qu'ils ne craignent pas d'importuner leurs confesseurs pour en obtenir l'autorisation de se confesser et de communier souvent. Le pire c'est que bien souvent ils osent communier sans la permission ou le conseil du ministre du Christ et du dispensateur de ses dons. Ils veillent à ne point lui dire la vérité et agissent d'après leur propre manière de voir.
Voilà pourquoi, avec cette idée d'aller communier, ils font une confession quelconque et songent plus à la communion elle-même qu'à la communion faite avec une conscience bien préparée. En tout cas, il serait plus raisonnable et plus parfait d'avoir une tout autre disposition et de prier le confesseur de ne pas les laisser s'approcher si souvent des sacrements; cependant le mieux pour eux, entre ces deux extrêmes, serait de se tenir dans une humble résignation. Quant à ces audaces excessives dont nous avons parlé, elles sont pour eux la cause des plus grands maux; aussi peut-on redouter les châtiments que leur attirera une telle témérité.
Lorsqu'ils vont communier, ils songent beaucoup plus à se procurer quelque goût sensible qu'à adorer et à louer en toute humilité ce grand Dieu qu'ils viennent de recevoir. C'est tellement leur idée que s'ils n'y trouvent pas quelque goût ou consolation sensible, ils croient n'avoir rien fait. C'est là une manière très basse de juger de Dieu. Ils ne comprennent pas que le moindre des avantages que procure le Saint-Sacrement est la délectation sensible, tandis que le plus grand, celui qui ne se voit pas, c'est la grâce; voilà pourquoi Dieu leur enlève souvent ces goûts et ces faveurs sensibles pour qu'ils les considèrent avec les yeux de la foi. Ils veulent sentir Dieu et le goûter comme s'il était compréhensible et accessible à nos sens, non seulement quand il s'agit du point qui nous occupe, mais encore quand il s'agit des autres exercices spirituels. Tout cela dénote une très grande imperfection et une opposition complète à la nature de Dieu; parce que la foi n'est pas pure.
Ceux dont nous parlons agissent de même à l'oraison. Ils s'imaginent qu'elle consiste tout entière à y trouver du goût et de la dévotion sensible. Ils s'appliquent à en avoir, comme on dit, à force de bras; ils se fatiguent et se cassent la tête inutilement. Quand ils n'ont point réussi, ils sont complètement abattus; ils s'imaginent qu'ils n'ont rien fait. Leur prétention leur a fait perdre la véritable dévotion, et l'esprit d'oraison surnaturel qui consiste à y persévérer dans la patience et l'humilité, dans la défiance de soi et le désir seul de plaire à Dieu. Aussi quand une fois ils ne trouvent pas de saveur à tel ou tel exercice de piété, ils en éprouvent un extrême dégoût; ils ont de la répugnance à s'y livrer de nouveau et parfois même vont jusqu'à l'abandonner. Ils sont donc, comme nous l'avons dit, semblables à de petits enfants; ils ne se meuvent pas et n'agissent pas d'après la raison, mais d'après la sensualité. Pour eux tout le temps se passe à rechercher la joie et les consolations spirituelles. Ils ne sont jamais rassasiés de lire; ils choisissent une méditation, puis une autre; ils sont en un mot à la poursuite de leurs propres goûts dans les choses de Dieu. Aussi dans sa providence pleine de justice, de discrétion et d'amour, Dieu les leur refuse, car sans cela leur gourmandise et leur intempérance les entraînerait à des maux sans fin. Il leur est très nécessaire d'entrer dans la nuit obscure dont nous devons parler, afin de s'y purifier de tous ces enfantillages.
Ceux qui sont portés de la sorte à la recherche de leurs goûts tombent encore dans une autre très grande imperfection: c'est une lâcheté et une tiédeur excessive à marcher par l'âpre chemin de la croix. Car l'âme qui recherche les suavités repousse naturellement toute l'amertume du renoncement personnel. Ils ont encore beaucoup d'autres imperfections qui découlent de là; mais le Seigneur y remédie à temps par les tentations, les aridités et les épreuves qui font partie de la nuit obscure. Je n'en parlerai pas ici pour éviter les longueurs. Je me contente de dire seulement que la sobriété et la tempérance spirituelle ont un caractère tout différent: elles suivent la voie de la mortification, de la crainte et de la soumission. Nous devons constater que la perfection et la valeur de nos actes ne viennent pas de leur grand nombre ni du plaisir qu'on y trouve, mais du renoncement à soi-même avec lequel on sait les pratiquer. Aussi les commençants doivent-ils faire tout ce qui est en leur pouvoir, jusqu'à ce que Dieu daigne les purifier lui-même en les introduisant dans la nuit obscure. Comme il me tarde d'en parler, je passe légèrement sur ces imperfections.
VIII
(CHAPITRE VII)
IMPERFECTIONS QUI
PROVIENNENT DE L'ENVIE ET DE LA
PARESSE SPIRITUELLES.
Il y a encore deux autres vices, qui sont l'envie et la paresse, et où les commençants commettent de grandes imperfections. Quant à l'envie, elle porte
d'ordinaire un grand nombre d'entre eux à être jaloux du bien spirituel des autres; ils éprouvent une peine sensible en voyant qu'ils sont plus avancés qu'eux dans la voie spirituelle; ils ne voudraient pas qu'on en fasse l'éloge, parce que leurs vertus les attristent; parfois même ils ne le peuvent souffrir sans dire le contraire, pour paralyser autant que possible l'effet de ces louanges. Comme on dit, leur œil grossit tout. Leur chagrin est extrême de ce qu'ils ne sont pas félicités comme les autres, car ils voudraient être préférés en tout. De tels sentiments sont très opposés à la charité, qui, comme dit saint Paul, se réjouit de la bonté (I. Cor., XIII, 6). Si elle éprouve de l'envie, il s'agit d'une sainte envie; elle est peinée de ne pas avoir les mêmes vertus que les autres; mais elle est heureuse de ce que les autres les possèdent; et dès qu'elle en est si dépourvue, elle se réjouit de ce que les autres servent Dieu beaucoup mieux qu'elle.
J'arrive à la tristesse spirituelle. Les commençants éprouvent d'ordinaire de l'ennui dans les exercices spirituels qui sont les plus élevés, et ils les fuient parce
qu'ils les trouvent en opposition avec les consolations sensibles. Comme ils sont attirés aux choses spirituelles, par leur douceur, si celle-ci fait défaut, les choses spirituelles leur causent de l'ennui. Dès qu'ils ne trouvent pas à l'oraison la satisfaction que demandait leur goût, car enfin, il convient que Dieu les en prive pour les éprouver, ils ne voudraient plus y retourner; d'autres fois même ils l'abandonnent ou n'y vont que de mauvaise grâce. Cette paresse leur fait laisser le chemin de la perfection, qui est celui du renoncement à la volonté propre et du bon plaisir de Dieu, pour suivre celui de la joie et de la satisfaction de la volonté elle-même. C'est ainsi qu'ils cherchent leur propre satisfaction plutôt que le bon plaisir de Dieu.
Un grand nombre d'entre eux ne demandent qu'une chose, c'est que Dieu veuille ce qu'ils veulent eux-mêmes; ils s'attristent d'être obligés de se plier à sa volonté et c'est avec répugnance qu'ils s'y conforment. Bien souvent ils s'imaginent que ce qui ne répond pas à leurs goûts et à leurs désirs ne doit pas être conforme à la volonté de Dieu; au contraire, là où ils sont satisfaits, ils sont persuadés que Dieu l'est aussi. Ils abaissent Dieu à leur mesure, au lieu de se conformer à lui. Dieu ne nous dit-il pas, au contraire, dans l'Évangile: Qui autem perdiderit animam suam propter me, inveniet eam: « Celui qui perdra sa vie pour moi la retrouvera; celui qui voudra la sauver la perdra (Mat. XVI, 25) ».
Ces commençants éprouvent encore de la répugnance quand on leur commande ce qui leur déplaît. Comme ils sont portés aux jouissances et aux délices spirituelles, ils sont pleins de mollesse en présence de tout ce que la perfection exige de force et de souffrance. Semblables à ceux qui sont élevés dans les plaisirs, ils fuient avec tristesse tout ce qui est austère; ils se scandalisent de la croix où se trouvent toutes les délices spirituelles, et les choses les plus spirituelles ne leur donnent que du dégoût. Comme leur prétention est de marcher à leur guise dans ce chemin de la vie spirituelle et de suivre les caprices de leur volonté, ils éprouvent une tristesse profonde et une vive répugnance à entrer dans ce sentier étroit de la vie, dont parle le Christ (Mat, VII, 14).
Il suffit d'avoir parlé ici de ces imperfections entre beaucoup d'autres où se trouvent les commençants dans ce premier état. On peut voir par là combien il leur est nécessaire que Dieu les place dans l'état des avancés. Cette transformation s'opère lorsqu'ils sont introduits dans la nuit obscure dont nous allons parler maintenant. Dieu alors sèvre de tous les goûts et de toutes les délices pour les plonger dans la sécheresse pure et les ténèbres intérieures; il leur enlève toutes leurs imperfections et tous leurs enfantillages, il leur fait acquérir la vertu par des moyens tout différents.
Car les commençants auront beau s'exercer à la mortification dans toutes leurs actions et passions, ils ne sauraient y réussir ni complètement ni dans une partie notable, jusqu'à ce que Dieu opère cette transformation d'une manière passive et purifie l'âme dans la nuit obscure.
